L’Eucharistie, processus vivant de transformation !

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Homélie de monseigneur Dominique Rey le 21 mars 2015 (messe chrismale à la cathédrale de Toulon)

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Chers frères dans le sacerdoce,
Chers frères et sœurs en Christ,

La messe chrismale que nous célébrons met particulièrement en valeur le lien unissant le sacerdoce et l’eucharistie.

Dans la réforme liturgique voulue par le concile et mise en œuvre par Paul VI, celui-ci a voulu que la messe chrismale, au cours de laquelle nous commémorons l’institution de l’eucharistie, soit également la fête du sacerdoce. Tout à l’heure, tous les prêtres seront invités à renouveler les engagements qu’ils ont pris lors de leur ordination.

Dans cet esprit, la lettre que Jean-Paul II adresse aux prêtres pour ce jeudi saint 2005 et que vous aurez la primeur de lire à la fin de cette cérémonie, souligne (je le cite) « l’existence sacerdotale doit avoir une forme eucharistique. Les paroles de l’institution doivent être pour nous, non seulement une formule de consécration, mais aussi une formule de vie ».

Dans le rituel actuel d’ordination, l’ordinand à genoux dispose ses mains jointes entre les mains de son évêque. Si les mains sont l’expression du libre arbitre, du pouvoir puisqu’elles permettent de se défendre, de saisir, de prendre possession, les placer entre les mains de l’évêque souligne de la part du futur prêtre la déposition de soi, la remise de sa volonté propre entre les mains de l’Eglise. Ce geste est d’ailleurs assorti d’une promesse formelle de vivre avec l’évêque et ses successeurs dans le respect et l’obéissance.

Mais autrefois, l’ordination comprenait un autre rite significatif. Après l’onction, on liait les mains du nouvel ordonné et c’est avec ses mains ligotées que le prêtre prenait le calice. Les mains, et à travers elles, tout l’être du prêtre, semblaient, pour ainsi dire, liées au calice. Le prêtre faisait corps avec ce qu’il célébrait.

Dans une rencontre avec le clergé de Toronto en 1984, le pape Jean-Paul II évoquait ce lien entre le sacerdoce et l’eucharistie. « L’eucharistie est la raison d’être même du sacerdoce. Le prêtre n’existe que pour célébrer l’eucharistie… Nous devons réfléchir profondément à ce que nous faisons lorsque nous célébrons l’eucharistie et à la façon dont cet acte affecte notre vie tout entière. » Jean-Paul II ajoutait quelques semaines plus tard au congrès jubilaire du clergé italien : « On ne peut comprendre le sacerdoce sans l’eucharistie. Notre principal ministère et notre pouvoir sont liés à l’eucharistie et ordonnés à elle. Sans nous, elle ne saurait exister. Mais nous-même, nous n’existons pas sans l’eucharistie ». « Le prêtre parvient dans l’eucharistie au sommet de son ministère lorsqu’il prononce les paroles de Jésus : Ceci est mon Corps…. Ceci est mon sang. » (audience générale du 12/5/93)

Dans une formulation quelque peu ramassée, nous pourrions dire que le prêtre se comprend à partir de l’eucharistie. Chaque messe façonne peu à peu le prêtre jusqu’à ce qu’il devienne ce qu’il célèbre : corps livré, sang versé, amour offert, identifié au Christ, tête de son corps et serviteur de ses frères.

Mais qu’est-ce que l’eucharistie ? L’eucharistie, c’est Dieu parmi nous, Dieu pour nous, Dieu en nous. Chacune de ces prépositions (parmi, pour, en) pour ainsi dire « explique » aussi le prêtre.

« Dieu parmi nous »

D’abord « Dieu parmi nous ».

L’Eucharistie, c’est la présence réelle et continuée du Christ au milieu de son peuple. « Il est là » s’écriait le curé d’Ars en contemplant l’hostie.

Apparemment, présence par défaut. Certains diraient, par substitution. Nous voyons du pain et nous proclamons que c’est le Corps du Seigneur !

En réalité, présence par excès. La même mission divine qui conduit le Verbe éternel à se faire chair humaine, l’amène jusqu’à l’eucharistie, devenant nourriture pour mieux nous rejoindre en notre humanité. L’eucharistie est une preuve de sa miséricorde.

Homme de l’eucharistie, le prêtre signifie aussi cette présence de Dieu à notre humanité. S’il est choisi, mis à part, si son mode de vie sobre et simple, si le choix du célibat, si l’obéissance à l’Eglise à laquelle il souscrit… le situent en décalage par rapport au style de vie de nos contemporains, ce n’est pas pour s’écarter du monde (par peur, par fuite ou par refus) ou pour se réfugier dans une vie recluse, mais au contraire pour rejoindre ce monde dans ce qu’il porte de meilleur, dans cette quête de salut et de liberté qui le travaille, dans son impatience à trouver des raisons de vivre et d’espérer mais des raisons qu’il ne peut se donner à lui-même s’il ne les reçoit de Dieu.

Il y a plusieurs manières « d’être au monde ». Une première manière qui consiste à s’y confondre. Tellement immergé dans le monde qu’on s’y dissout jusqu’à perdre son âme. Nous savons le drame de tant d’hommes et de femmes, de jeunes en particulier, dans un contexte de massification et de manipulation, otages de tant de conformismes et de modes de vie et de pensée, à la remorque des médias.

Et puis, il y a une autre façon d’être au monde. A la suite de Jésus, à la manière des apôtres. Non pas en se « rendant » au monde mais en le rendant à Dieu. En rappelant à notre humanité, en lui signifiant, en lui attestant un amour qui l’habite, qui le précède, un amour dont nous sommes infiniment redevables et humblement les témoins.

« Jésus concentre son amour dans l’eucharistie pour le rendre plus puissant », disait St Pierre Julien Eymard.

Notre mode de vie sacerdotal, exigeant, incompris par beaucoup, est au service de ce témoignage de l’actualité de Dieu, de cette mission de mémoire, mémoire que notre monde a oubliée ou perdue.

Alors que tant, autour de nous, croient en un Dieu lointain, toujours ailleurs, insaisissable, que l’on désigne en pointant le doigt vers le ciel, un Dieu qui n’a rien à faire avec l’histoire des hommes, un Dieu en surplomb…

Alors que beaucoup assoiffés de spiritualité se fabriquent des idoles, un Dieu à la dispositions de nos besoins de sens et de transcendance, un Dieu fournisseur de paradis artificiel, un Dieu façonné par notre subjectivité mouvante….

Le rôle du prêtre est de faire découvrir « qu’il est là ». C’est un rôle de discernement.

Sous les apparences du pain, le Christ nous livre bien son corps en partage, « Il est là »

Dans la confidence de la confession, le pardon de Dieu est efficace. Il efface bien nos péchés et libère nos cœurs contrits. « Il est là ».

Ainsi, par la puissance de l’Esprit, les gestes et les paroles du prêtres sont investies d’un pouvoir « d’effectuation », d’actualisation de la rédemption qui excède la littéralité des mots prononcés et la matérialité des actes posés.

Comme l’eucharistie, la sacerdoce est le sacrement de la présence du Christ au milieu des hommes (pour leur bénédiction et leur sanctification) appelant à temps et à contretemps cette présence effective.

Comme pour l’eucharistie, la présence de Dieu se cache dans le ministère du prêtre, habite son humanité, son affectivité, son intelligence, mais aussi ses limites. Etre prêtre signifie que Dieu se sert de nous pour incarner sa présence au monde.

« Dieu pour nous »

Deuxième dimension de l’eucharistie : « Dieu pour nous ».

« Dieu pour nous » – « Voici mon corps livré pour vous. Voici mon sang versé pour vous ».

Le pain représente la communion de notre corps avec le corps du Christ, communion que Paul compare à l’union nuptiale de l’homme et de la femme (1 Co 6 / Eph 5) Il s’agit de l’incorporation au Christ.

Souvent le mot « communion » est compris de manière horizontale : c’est la recherche d’un consensus viable avec des personnes ayant des opinions, des traditions ou des sensibilités différentes. Cette communion se conçoit comme la recherche patiente et négociée d’une unité qui garantisse la pluralité des expressions ou des convictions. Cette communion sociologique, politique ou affective est insuffisante pour qualifier la communion ecclésiale. La source de la communion est eucharistique et c’est à ce titre que le prêtre est l’homme de la communion. Relisons les principes fondateurs de cette communion sacramentelle que rappelle St Paul dans 1 Co 10 : « La coupe de bénédiction que nous bénissons n’est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n’est-il pas communion au corps du Christ ? Parce qu’il n’y a qu’un seul pain, à plusieurs nous ne sommes qu’un seul corps, car tous nous participons à ce pain unique ». La célébration eucharistique fonde la communion ecclésiale dont nous sommes les ministres. D’ailleurs, le langage liturgique traduit cette vérité puisque la réception de l’eucharistie s’appelle « la communion ».

La vocation d’un prêtre est de garantir que la communion ecclésiale est eucharistique. Elle se fait à partir et dans l’eucharistie. Toutes les oeuvres, apostolats, et services de charité, de solidarité et de fraternité se déploient par cercles concentriques à partir de l’eucharistie et dans son rayonnement.

A chaque eucharistie, la vocation du prêtre est « d’incorporer ». En mangeant tous le même pain, le même Christ, nous sommes arrachés à notre individualité fermée, à notre existence solitaire, à la privatisation de notre existence. Nous sommes identifiés au Christ et donc identifiés les uns aux autres par la communion au Christ. Communier au Christ, c’est communier les uns aux autres. Nous ne nous trouvons pas à côté les uns des autres. Chacun pour soi. Mais toute personne qui communie est pour moi « l’os de mes os et la chair de ma chair » (selon l’expression biblique).

Aucun projet social, aucun acte de solidarité ne peut atteindre un tel degré de communion.

Mais cette « incorporation » s’accomplit par engendrement. Elle est le fruit d’un sacrifice.

En versant sang (sang qui désigne dans la conception hébraïque, la vie) c’est-à-dire en donnant sa vie, le Christ donne la vie au monde.

En livrant son Corps, le Christ réunit en un seul corps son Eglise.

Le prêtre sera d’autant plus ministre de la communion que l’eucharistie sera au cœur de sa propre vie, de sa paternité, l’invitant à son tour à livrer sa vie, à donner son corps, à verser son sang pour ses frères.

Le sacrifice eucharistique qu’il fait de sa propre existence (sacrifice en termes de temps, de renoncement, de disponibilité…) fait qu’il vit pour le Christ et pour les autres de manière désappropriée.

« Dieu en nous »

Troisième dimension de l’eucharistie : « Dieu en nous ».

Dieu « en nous » : cela suggère l’intériorisation que requiert la vie eucharistique, sacrement de la ferveur chrétienne.

St Augustin exprime le sens de cette intériorisation : dans l’eucharistie, ce n’est pas nous qui assimilons en nous cette nourriture corporelle, mais c’est elle qui nous assimile en elle, en sorte que nous prenions la forme du Christ, que nous devenions membre de son Corps, que nous devenions « un » en lui, comme le rappelle St Paul.

Qu’est-ce qui se passe le soir de la Cène ?

Qu’est-ce qu’à leur tour, les paroles du prêtre accomplissent par la puissance de l’Esprit dont elles sont investies ? Une transformation :

  • Transformation d’un acte de violence et d’injustice vis-à-vis de Jésus en un geste de don de soi qu’il célèbre à la Cène
  • Transformation de la haine en pardon, dans un acte de totale liberté. « Ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne »
  • Transformation d’un corps mortel en un corps glorieux, dilaté par l’amour au matin de la résurrection.
  • Transformation de la création, tout entière (symbolisé par le pain et le vin ) création encore en travail d’enfantement, en un univers rassemblé dans le Christ.

L’eucharistie est le gage de cette transformation. L’eucharistie assume et intègre toutes ces transformations et les rapporte à ce changement de nature qui fait que le pain devient le corps du Christ, que le vin devient le sang du Christ.

L’eucharistie est un processus vivant de transformation en lequel chacun de nous est pris en vue de la transformation du monde. Et le prêtre est député à cette transformation du monde à partir de l’eucharistie.

Face à tous les fatalismes, les scepticismes et les résignations qui doutent que le monde puisse changer.

Face à tous ceux qui réduisent la foi à une morale d’amélioration, d’effort volontariste et de bonne volonté, le prêtre proclame, au nom de l’eucharistie, que notre vie, que notre monde est appelé à une transformation, à une transsubstantiation, selon les termes de St Thomas d’Aquin, que la Tradition de l’Eglise a fait siens. Les Pères de l’Eglise utilisaient le mot « conversion ». Cette conversion n’est crédible que parce que Jésus le fait déjà à chaque eucharistie.

La vie des prêtres est aussi « eucharistiée » : transformée. Et c’est là un mystère inépuisable. Depuis le jour de notre ordination, la grâce de Dieu en nous a épousé les contours de notre existence, et de nos fragilités pour nous faire accoucher d’une existence nouvelle qui ne se justifie qu’à cause de la mission du Christ en ce monde. Cette mission nous rend, par grâce, capable de prononcer des paroles qui excèdent notre raison (ceci est mon Corps, je te pardonne tes péchés….) Paroles qui font advenir le salut de Dieu. Cette mission traverse toute notre existence, de part en part, la sanctifie et la féconde.

Parfois, nous sommes tentés de baisser les bras, de composer avec nos doutes.

Parfois, la lassitude nous gagne, l’individualisme nous reprend…

Les résistances rencontrées sur notre route nous ramènent à nos propres vulnérabilités.

Le choix de Dieu nous pèse.

Alors, il nous est bon, devant ce pain et devant ce vin que nous élevons vers le ciel, de nous laisser resaisir par la grâce de notre premier appel, d’adhérer par le cœur à ce que nous disons par nos lèvres, de nous laisser prendre par le Christ dans son mouvement pascal et de nous offrir encore une fois, mais de manière sans cesse nouvelle, au nom du Christ, à cause du Christ, pour le service de nos frères.

+ Dominique Rey
Evêque de Fréjus-Toulon
21 mars 2005

 


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