Homélie du pÚlerinage des pÚres de familles à Cotignac
Chers pĂšlerins, chers pĂšres en particulier,
En ce saint lieu de Cotignac et en cette année dédiée à Saint Joseph, particuliÚrement vénéré ici, le Seigneur adresse à chacun de vous une triple interpellation.
Dâabord, « sois un homme ».
Cette expression retentit dans lâAncien Testament au moment de lâentrĂ©e du peuple Ă©lu en Terre Promise ; « sois un homme, sois fort et courageux », rĂ©pĂštera MoĂŻse Ă lâadresse de JosuĂ©. On rĂ©entendra cette exhortation lors de la construction du Temple de JĂ©rusalem, dans la bouche de David qui sâadresse Ă Salomon. « Sois un homme ». Cette interpellation convie le peuple Ă©lu Ă la persĂ©vĂ©rance afin dâassumer sa vocation et de lutter contre la perversion. LâapĂŽtre Paul, Ă la fin de la 1Ăšre lettre aux Corinthiens, reprendra cette invitation : « Soyez des hommes. Soyez forts. Faites tout avec amour » (1 Cor. 16, 13). LâapĂŽtre des Gentils invite les premiers chrĂ©tiens Ă passer de la satisfaction Ă©goĂŻste de leurs envies au dĂ©sir spirituel de mettre le Christ au cĆur de leur vie afin de devenir des hommes nouveaux, des « hommes selon le cĆur de Dieu. » (Act. 13, 22)
Ă lâheure oĂč les identitĂ©s anthropologiques sont de plus en plus brouillĂ©es et fragiles, happĂ©es par la sacralisation de lâego et la surenchĂšre donnĂ©e au pathos, cet appel biblique « sois un homme » retentit particuliĂšrement pour nous au travers de la figure tutĂ©laire de Saint Joseph. Joseph nous invite, comme au Bessillon, Ă soulever le rocher de nos vies, une pierre lourde de combats, de doutes, dâĂ©preuves, « dâĂ©chardes dans la chair » (2 Cor, 12) pour que jaillisse une eau claire et fĂ©conde oĂč pourront sâabreuver ceux qui nous entourent.
« Sois un homme » Ă la suite de Saint Joseph. Joseph, cet homme humble qui ne cherche pas la survalorisation de soi ni Ă pavoiser Ă lâavant-scĂšne de lâhistoire, mais qui toujours se tient en retrait. Joseph, cet homme patient qui compte sur la fidĂ©litĂ© de Dieu et qui sait distinguer lâurgent de lâimportant. Joseph, toujours disponible aux appels dâen haut qui dĂ©routent nos projections et nos prĂ©visions personnelles.
Force et douceur en Joseph se rejoignent au service dâune cause qui le transcende et le transporte au-delĂ de lui-mĂȘme sur des chemins non balisĂ©s. Joseph se livre sans restriction et sans retour en arriĂšre Ă lâappel de la Providence. Joseph redit Ă chacun dâentre nous : « Fais de ta vie une aventure. Sors de toi-mĂȘme ! Dieu tâappelle. »
En effet, notre tentation commune est de vouloir se construire par soi-mĂȘme, de prĂ©tendre sâauto-rĂ©aliser en donnant libre cours Ă ses envies narcissiques, de se « la sur-jouer ». On en vient Ă oublier ses limites et ses vulnĂ©rabilitĂ©s. Lâhomme contemporain refuse que la vie se reçoive grĂące Ă des mĂ©diations. En premier lieu, celle de nos parents (or ce nâest pas nous qui avons dĂ©cidĂ© de naĂźtre). Pour sâĂ©manciper de ses racines et de toute antĂ©cĂ©dence, lâhomme post-moderne congĂ©die les figures modĂ©lisantes auxquelles il pourrait sâidentifier afin dâadvenir Ă soi-mĂȘme. Tel est pourtant le tĂ©moignage des saints. Leur parcours de vie inspire le nĂŽtre. Sur leurs traces, nous cheminons vers Dieu plus vite et plus profond, en empruntant la coursiĂšre quâils se sont frayĂ©s en direction du Ciel.
Saint Joseph pour nous est dâabord un tĂ©moin, et non pas une idole. Il ne retient pas pour lui-mĂȘme la lumiĂšre divine qui traverse sa vie. Cette lumiĂšre le trouve tellement humble, chaste et confiant en Dieu quâil ne lui oppose aucune rĂ©sistance.
Ă lâĂ©cole de Joseph, « sois homme » en devenant toi-mĂȘme, Ă partir de ta propre histoire. Un proverbe juif dit que « Dieu ne sait compter que jusquâĂ un ». Face aux mimĂ©tismes mĂ©diatiques et aux effets de mode, acquiers, conquiers ta propre singularitĂ©, ton unicitĂ© Ă partir de ta propre histoire et ta rencontre personnelle avec le Christ qui te dit dans le secret de ton Ăąme, « je tâaime tel que tu es ; lĂ oĂč tu te trouves. Et je veux faire de ta vie une histoire sainte, une Ă©popĂ©e. Tu Ă©prouveras ma misĂ©ricorde. Et je serai ta joie. »
« Sois homme » mais « sois aussi époux ».
Câest un immense honneur que Dieu fait Ă lâhomme de lui confier celle qui sera « lâos de tes os, la chair de ta chair », comme le rapporte le livre de la GenĂšse. Câest Ă lâintĂ©rieur de cette altĂ©ritĂ© que se noue entre lâhomme et son Ă©pousĂ©e une intimitĂ© de chair et dâĂąme, en vue dâune fĂ©conditĂ© commune. Lâalliance conjugale permet Ă lâautre de me connaĂźtre, mais aussi de me rĂ©vĂ©ler Ă moi-mĂȘme, sans tricher, sans biaiser. Le Seigneur bĂ©nit cette alliance devenue un sacrement, câest-Ă -dire un signe par lequel Dieu se rĂ©vĂšle. Le Christ se dit dans lâunion de deux ĂȘtres qui sâĂ©pousent, et Lui-mĂȘme vient purifier, Ă©largir, Ă©tayer leur amour en le rendant plus vrai, plus fidĂšle et plus fĂ©cond. La femme est une limite pour lâhomme, elle borne son ego, sa prĂ©tention dâoccuper toute la place. Mais aussi, elle le complĂšte. Elle est sa chance (« lâavenir de lâhomme » – Simone de Beauvoir) car elle lâouvre Ă un au-delĂ de lui-mĂȘme, Ă la vie qui surgira de leur union. Elle lâouvre Ă Dieu et Ă la vie.
Chers pĂšres, ce pĂšlerinage constitue une opportunitĂ© pour chacun dâentre vous de rechoisir votre Ă©pouse, et de refonder votre amour conjugal dans le Christ, le vĂ©ritable Ă©poux qui est venu sceller une alliance nouvelle avec lâhumanitĂ© afin de la sauver. Nâoublions jamais que JĂ©sus commence par son ministĂšre public Ă Cana, Ă lâoccasion des noces. Signifiant par ce miracle, Ă travers lâabsence de vin, qui dans la tradition biblique symbolise lâamour, que câest Ă cette humanitĂ© privĂ©e dâamour que le Christ a Ă©tĂ© envoyĂ©.
« Sois un homme ». « Sois un époux », enfin « sois un pÚre », nous répÚte Saint Joseph.
Ătre un homme, assumer sa masculinitĂ©, sans quâelle soit pour autrui Ă©crasante aliĂ©nante, accaparante ; ou a contrario sans quâelle se rĂ©duise au « bisounours », Ă la cĂąlinerie, dans un contexte maternisant qui privilĂ©gie « le cocooning ».
« Sois un Ă©poux » dont lâamour fidĂšle pour sa bien-aimĂ©e sera le berceau dans lequel lâenfant pourra compter et oĂč il sera accueilli. La conjugaison du masculin et du fĂ©minin conditionne non seulement lâengendrement, mais aussi lâĂ©closion de lâenfant, sa maturation.
On ne peut ĂȘtre pĂšre si on nâest pas dâabord Ă©poux, sil lâon nâa pas un conjoint sans lequel la conception dâun enfant est impossible. Sans la mĂšre, le pĂšre ne peut transmettre la vie, se prolonger dans lâexistence par une descendance. Sans la mĂšre, le pĂšre est Ă©galement vite dĂ©muni pour assumer sa tĂąche Ă©ducative. Je pense Ă ces papas dĂ©sarçonnĂ©s par les cris du nourrisson quâils tiennent entre leurs bras et dont lâultime recours pour calmer les sanglots de leur progĂ©niture, consiste Ă appeler au secours la maman.
« Sois un homme », « Sois un Ă©poux » pour ĂȘtre un jour un pĂšre. Lâabsence du pĂšre du fait de ruptures familiales, de son Ă©loignement physique, absorbĂ© quâil est par sa vie professionnelle ou par ses engagementsâŠTous ces facteurs, toutes ces carences dâimages paternelles fortes et inspirantes⊠ébranlent les fondements anthropologiques et Ă©ducatifs de nos sociĂ©tĂ©s qui se plaisent dâun cĂŽtĂ© Ă brouiller les identitĂ©s, Ă Ă©masculer, Ă dĂ©viriliser lâhomme, et de lâautre cĂŽtĂ© Ă asservir la femme, jusquâau fĂ©minicide.
Au contraire, le rĂŽle de l’autoritĂ© paternelle est de sĂ©curiser, de garantir et de valider les fondements et les principes invariants indispensables dans la construction psychique de lâenfant.
Quâest-ce que Saint Joseph nous apprend dans lâexercice de la paternitĂ© ? Il nous enseigne Ă lâĂ©cole de Nazareth, que toute paternitĂ© sâexerce en vue dâun enfantement. « Je suis venu pour quâon ait la vie et quâon lâait en abondance », dira JĂ©sus (Jn 10, 10). Alors que la maternitĂ© constitue un acte dâincarnation au sens premier du terme (prendre chair de la chair, et dans la chair de notre mĂšre), la paternitĂ© relĂšve dâun acte dâadoption qui signifie accueil, reconnaissance. La mĂšre « connaĂźt » de lâintĂ©rieur un sens Ă©tymologique du verbe con-naĂźtre. Dâelle, lâenfant naĂźt. Le pĂšre, lui, « reconnaĂźt ». Dans la tradition juive (que rapporte lâĂvangile Ă propos de Joseph), câest le pĂšre qui donne le nom, câest-Ă -dire lâidentitĂ©, atteste de la singularitĂ© de lâenfant, de son existence Ă nulle autre pareille.
La femme qui vit lâextraordinaire aventure de lâengendrement physique, porte en elle une certitude Ă laquelle le pĂšre nâaura jamais pleinement accĂšs. Car toute maternitĂ© est Ă dominante dâintĂ©rioritĂ©. Par son capital tendresse, elle est sĂ©curisante et nourrissante. Quelque part, lâenfant gardera toujours la trace, parfois la nostalgie, des entrailles qui lâont hĂ©bergĂ©. Jean-Paul II Ă©crivait dans MĂ©moire et IdentitĂ© : « La mĂ©moire appartient au mystĂšre de la femme plus qu’Ă celui de l’homme, Ă l’instar de Marie qui « retenait toute chose en son coeur » ».
La mĂšre dit et rappelle le sentiment de l’existence. Le pĂšre, lui, souligne Ă la fois l’appartenance au monde et la sĂ©paration d’avec la mĂšre. La mĂšre donne Ă l’enfant un corps charnel ; le pĂšre doit l’introduire au corps social. Le pĂšre engendre ainsi de lâextĂ©rieur. La filiation passe par une adoption.
La mission du pĂšre consiste Ă initier ses enfants Ă la vie adulte et de leur permettre d’accueillir leur propre identitĂ© grĂące Ă des apprentissages et par des rites. Si l’enfant ne reçoit pas verticalement cette initiation d’entrĂ©e Ă l’Ăąge adulte, si on ne lui donne pas la possibilitĂ© d’apprivoiser sa force, de gĂ©rer ses pulsions, de sâaffranchir de la relation duelle et fusionnelle, et de lâadulation dâavec la mĂšre, lâenfant naviguera Ă vue. Il cultivera de façon convulsive des Ă©motions sensibles et sexuelles, Ă dĂ©faut d’avoir Ă©tĂ© affermi et confortĂ© dans une identitĂ© qui intĂšgre altĂ©ritĂ© et maĂźtrise de soi. En mĂȘme temps qu’il transmet des rĂ©fĂ©rences structurantes et une colonne vertĂ©brale pour l’Ă©dification de la personnalitĂ© de son enfant, le pĂšre doit donner confiance et susciter un esprit de conquĂȘte, car la vie est une aventure qu’il faut investir avec courage et pugnacitĂ©. Le rĂ©cit biblique de la crĂ©ation de l’homme et de la femme (Gn 1 & 2) souligne que le pĂ©chĂ© originel participe d’une dĂ©sobĂ©issance, mais aussi dans une stratĂ©gie d’Ă©vitement du dessein du CrĂ©ateur (« je me suis cachĂ© », dira Adam au CrĂ©ateur). Si l’ĂȘtre humain n’est plus Ă la hauteur du rĂȘve inscrit dans son cĆur et que Dieu a sur lui, alors il va s’adonner aux faux-semblants, Ă de la parodie ; ou par peur, stagner dans la passivitĂ©.
Le pĂšre nâest pas un « expert ». La paternitĂ© nâest pas un mĂ©tier. Elle ne repose pas sur une technique. Elle est un compagnonnage, un apprentissage. Elle sâapprend avec le temps. La transmission paternelle se rĂ©alise par osmose, par exemplaritĂ©, par capillaritĂ©.
Le pĂšre engendre mais aussi Ă©duque. Ă lâinstar de Saint Joseph qui a appris Ă JĂ©sus son humanitĂ©, sa judaĂŻtĂ©, chaque pĂšre enseigne Ă ses enfants, aux cĂŽtĂ©s de son Ă©pouse, lâart de vivre. La famille est une Ă©cole qui doit offrir des repĂšres sĂ»rs, un mode dâemploi de lâexistence qui nous Ă©pargne de tout rĂ©inventer. Lâorigine Ă©tymologique du mot « autoritĂ© » signifie « faire grandir », Ă©lever au sens premier du mot, afin que lâenfant devienne un jour sujet de son histoire.
Cher pĂšlerin, « Sois un pĂšre » par tes conseils, mais dâabord par ta cohĂ©rence de vie, par lâexigence que tu portes. « Sois pĂšre » par la qualitĂ© de ta prĂ©sence, le temps prĂ©cieux que tu offres Ă chacun sans parti pris, par le regard bienveillant et provident que tu portes aux membres de ta famille et en particulier aux plus fragiles. Un regard libre qui nâemprisonne pas autrui, mais qui libĂšre au contraire du fatalisme et qui est rĂ©silient et rempli dâespĂ©rance. Un regard de pĂšre prodigue et qui sait que lâamour de Dieu est plus grand que ce qui nous sĂ©pare de Lui. Chaque enfant attend de son pĂšre une bĂ©nĂ©diction, câest-Ă -dire une reconnaissance, une misĂ©ricorde, un encouragement, un appel au large.
Chers pĂšres, votre paternitĂ© renvoie Ă plus grand quâelle, Ă la paternitĂ© de Dieu qui en est la source. La « paternitĂ© nâest pas un exercice de possession, mais renvoie Ă une paternitĂ© plus haute » (François), comme le souligne JĂ©sus quand il disait aux siens : « Tout pouvoir mâa Ă©tĂ© donnĂ© dâen Haut » (Jn 19, 11).
Cher pĂšlerin, ta paternitĂ© est Ă la fois une grĂące, un don de Dieu ; une tĂąche Ă plein temps et prioritaire ; un message pour tant de familles fracassĂ©es et dans une culture qui voudrait destituer le pĂšre (ce que dâaucuns nomment le « meurtre du pĂšre »).
Saint Joseph redit à chacun en ce jour : Sois un homme. Sois un époux. Sois un pÚre.
+ Dominique REY
Sanctuaire de Notre Dame de GrĂąces
Cotignac
3 juillet 2021