L’intelligence appelle une transcendance et une intériorité

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Homélie de Mgr Dominique Rey donnée le 7 octobre 2002 à l’IPC à Paris.

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Au début d’une nouvelle année universitaire, l’Esprit Saint doit nous éduquer d’une nouvelle manière à accéder à la Vérité. Il est l’Esprit de Vérité…

Le recouvrement du Temple : l’école de la Vérité

Simone Weil, le philosophe, confiait au P. Perrin, dominicain, (décédé il y a peu et qui repose à la Ste Baume) « la formation de la faculté d’attention est le but véritable des études ».

Je pense au tableau de Fra Angelico représentant St Dominique assis au pied de la Croix et lisant. Etudiait-il ? Priait-il ? Sans doute les deux à la fois. Il méditait ce qu’il contemplait. Telle est la vertu d’attention.

La véritable étude fait de vous des mendiants dans une réceptivité telle que nous consentons à nous laisser surprendre, déranger comme Marie au jour de l’Annonciation. La vraie connaissance est toujours une surprise, un éblouissement. Dans le livre de la Maison des morts, Dostoïevski, parlant du bagne écrivait : « C’est un monde infernal où personne n’étonne plus personne ». Magnifique définition de l’enfer. A l’inverse, la pensée progresse par « étonnements » successifs (Grégoire de Nysse dirait « de commencements en commencements ») au prix d’un vaste labeur et d’une patiente discipline, parfois d’une lutte, car les fruits tangibles de la recherche s’obtiennent au prix de la persévérance, de l’obstination, de la rigueur et de la solitude.

Se laisser surprendre par une vérité qui n’est pas imposée du dehors, mais attend d’être découverte. Michel Ange sculptant, disait : « Je dégage de la pierre, la statue qui s’y trouve déjà ». Il en est ainsi de la recherche de la vérité. La vérité nous est antécédente.

Il y a une joie de connaître, un plaisir, un appétit à chercher, car en nous est inscrit une inclination naturelle à la vérité. Laisser un être humain à son ignorance, ou encore lui mentir, c’est attenter à sa dignité.

En 1990, je visitais à la frontière cambodgienne des immenses camps de réfugiés Khmers déplacés en Thaïlande pour fuir le génocide de Pol Pot. 150 000 personnes s’entassaient dans le camp de Site 2. Privés de liberté, et même de pain, malgré l’aide d’urgence apportée par l’ONU et par des organisations humanitaires, il y avait chez ces hommes, ces femmes et surtout ces jeunes, une boulimie de savoir. De partout, avec des moyens dérisoires, s’étaient constituées des écoles d’anglais, d’informatique, et des cercles culturels qui perpétuaient la tradition khmère… Les poissons ont besoin d’eau, les plantes ont besoin d’oxygène, l’être humain, lui, a besoin de vérité.

« La vérité vous rendra libres » dit Jésus. La culture, et la religion sont parfois les seuls espaces d’expression de la liberté quand les autres libertés sont étouffées. Etudier, c’était pour cette humanité sans horizon, cultiver l’espérance, trouver un sens.

Un monde morose et narcissique, voué à la répétition, livré à la logique du même et au clonage, est un monde fataliste, désabusé, qui a perdu le goût de connaître, qui a fait le deuil de la raison. Se mettre en quête de Vérité, c’est professer l’espérance.

Tel est, peut-être, le drame de notre temps et le désenchantement de notre monde. Il a perdu la foi en la raison. Et c’est aujourd’hui, paradoxalement, la chance prophétique et providentielle du christianisme : il vient sauver la raison en lui redonnant ses titres de noblesse, en la confiant à la Vérité. (Relisons à ce sujet Fides et ratio).

La culture dans laquelle nous sommes immergés, est blessée par le doute, la suspicion à l’égard de la vérité. C’est en partie pour cela que notre société est marquée par la violence. La violence est l’unique recours quand on n’a plus confiance dans la recherche commune de vérité. Car la vérité, c’est la possibilité d’une communion entre des personnes qui sont séparées. Il y a quelque chose au delà de leur incompréhension.

Dans notre monde, quelles sont les violences qui portent atteinte à ce sens de la vérité ?

D’abord le fondamentalisme.

C’est une peur de penser. Il s’analyse comme une régression mentale dans la répétition non argumentée de formules apprises par cœur. C’est le refus de prendre part à la recherche interminable d’une compréhension qui passe par l’accueil et la prise en considération de la parole de l’interlocuteur et de son questionnement.

St Thomas d’Aquin écrivait « de même que nul ne saurait juger d’un cas sans écouter les raisons des deux parties, de même celui qui doit étudier la philosophie se trouvera en meilleure position pour émettre un jugement s’il écoute tous les arguments des deux parties » (Métaphysique, chap. 3).

Dans l’Evangile de recouvrement au Temple, Luc l’Evangéliste nous rapporte comment Jésus, à la fois, écoutait et interrogeait « les docteurs de la loi ». Le savoir est le fruit de ce double labeur de l’intelligence : « écouter et interroger ». Au cours de son ministère, Jésus usera abondamment de l’art de l’écoute et du questionnement.

Les figures du fondamentalisme sont nombreuses et pas uniquement dans le domaine religieux où l’on dénonce, à juste titre, toutes formes d’intégrisme et de fanatisme. Il existe aussi des fondamentalismes idéologiques : l’imposition d’une vérité vécue de manière arrogante et agressive à l’égard d’autrui, ou encore l’enfermement dans une vérité que l’on posséderait en propre (absolutisation de son opinion). Il existe dans notre société des dictatures intellectuelles puissamment relayées par les médias qui distillent (via nos robinets cathodiques) et fabriquent des conformismes culturels et des prêts-à-penser qui nous soumettent à la suffisance de pseudo évidences, interdisant l’expression de la différence, ou en tout cas la contraigne à la dissidence… et finalement aliènent la pensée.

A l’inverse quelle fut la sainteté de St Thomas d’Aquin ? Celle de se poser sans cesse la question de Dieu («qu’est-ce que Dieu ? ») sans prétendre à y répondre trop vite ou bien à renoncer à y répondre par lassitude ou par complexité. La sainteté de St Thomas a été de se laisser vaincre par cette question.

Une autre forme plus insidieuse (plus larvée) de violence à l’encontre de la raison : c’est le relativisme.

Depuis le siècle des Lumières, penser c’est douter. Depuis Kant, le réel est perpétuellement en fuite ; je dois renoncer à connaître la chose en soi. Un tel scepticisme est désespérant. Il veut nous convaincre de notre incapacité à connaître la vérité. Parce qu’infirme, notre intelligence devrait abdiquer. Et nous voici alors livrés à notre propre subjectivité : « A chacun sa vérité, faute d’en avoir une pour tous ». Le discrédit porté à l’intelligence valorise l’affectif. Puisqu’il faut une vérité, ce sera celle de nos émotions et de nos sentiments.

En perdant confiance dans la raison, on doute de l’universel qu’elle rend possible. Quel paradoxe à l’heure de la mondialisation de l’économie et de la communication, d’être débile à pouvoir la penser !

L’intelligence a encore un redoutable combat à mener.

Celui de l’image. En soi, l’image et la pensée ne sont pas inconciliables. Mais il y a aujourd’hui une tyrannie de l’image (3 heures 1/2 que le téléspectateur passe quotidiennement devant son poste de TV). L’image exerce un pouvoir inouï de fascination et de manipulation. Absorbé par l’événement vécu en direct, sous la pression de l’émotion recherchée et sous le diktat de l’instant, le travail réflexif ne peut plus s’effectuer. Campée dans l’instantané, la pensée ne s’inscrit plus dans une histoire, dans une chaîne temporelle de transmission. Elle perd la mémoire et devient l’otage de l’actualité. Car ce que nous apprenons du passé nous affranchit de la pression de l’opinion actuelle.

On ne trouve plus le temps de penser et de se poser pour réfléchir. On a perdu l’hygiène et l’écologie de la pensée. Car l’intelligence doit trouver l’espace de son éclosion, de sa germination, de son déploiement, et de sa croissance. Face à l’envahissement de l’image, la pensée n’a plus la prise de distance temporelle et affective pour se construire.

L’épisode du recouvrement de Jésus au Temple de Jérusalem marque la maturité de l’intelligence humaine de Jésus. La genèse d’une pensée propre doit subir l’épreuve pascale d’une séparation. La disparition de Jésus à Jérusalem coupe le « cordon ombilical » de Jésus d’avec sa famille. Afin de pouvoir s’exprimer à la première personne, la pensée doit s’affranchir de cette dépendance affective qui s’avèrerait possessive ou fusionnelle. Jésus se soumet à cette nécessaire distanciation psychologique afin de pouvoir pour la première fois s’exprimer, énoncer une parole personnelle. Mais cette émancipation est simultanément revendication de la vérité : son lien substantiel avec son Père – « Il faut que je sois aux affaires de mon Père ».

La raison aujourd’hui subit encore d’autres outrages : l’hégémonie de la culture informatique.

Un langage codifié et alternatif ruine la pensée dans sa matière même. Certes la pensée est une technique, une méthode pour bien raisonner en respectant une discipline et une logique, mais elle ne se définit pas uniquement par ce qu’elle produit. Elle n’est pas un pur objet de consommation, un kleenex, et un matériau. Elle est relation aux choses et aux êtres. La pensée est elle même sujet de débats, de controverses nécessaires pour l’élaboration d’un jugement, la construction de l’analyse. Elle a aussi une plasticité, une symbolique, une esthétique. La vérité se prouve par sa beauté, si l’on s’en tient à la définition classique de la beauté comme la splendeur du Vrai. La pensée doit se poser quelquefois dans un silence, comme dans un écrin. Un silence qui en dit plus que des mots. La raison peut aussi s’achever dans la contemplation, s’agenouiller devant le mystère.

La marchandisation actuelle de la société envahit le monde de la culture et de la raison. On cherche à produire des discours efficaces et les écoles se transforment en entreprises. Les vérités deviennent vite formelles, mécaniques, techniciennes, froides, squelettiques. La loi du « tout tout de suite » et de l’efficacité, vampirise la pensée.

Enfin, la pensée souffre d’une distanciation pernicieuse d’avec le réel.

Le surf, le skate, le roller, le zapping, les jeux vidéo, le nomadisme, la modification continuelle des modes… sont des pratiques sociales ou des techniques qui signifient cette volonté de glisser sur le réel, de contourner ses aspérités, d’échapper au relief et à toute contrainte, … Les mots, la pensée elle aussi, n’adhèrent plus au réel. La pensée ne s’engage pas. Elle reste derrière l’écran. Le langage devient virtuel, formel, errant… facilement accaparé par l’instinct.

On interrogeait Confucius : « Que feriez-vous si vous étiez le maître du monde ? » Il répondait : « Je rétablirai le sens des mots ». Les mots Dieu, amour, liberté…. sont confisqués, retraités, assaisonnés, instrumentalisés selon les caprices de publicités. On kidnappe même le langage et les symboles sacrés au profit de la politique, du sport ou du divertissement (« grand messe »…).

On dit de Jésus qu’il parlait avec autorité pour indiquer cette totale adéquation, cette parfaite adhésion entre son discours, sa propre vie et les actes qu’il posait. Ses paroles accomplissaient ce qu’elles signifiaient.

Ne l’oublions pas : penser est un acte moral. Parler aussi. Il est des pensées qui tuent et des paroles qui assassinent. « Les lames de la parole sont plus tranchantes que celles des couteaux » (Georges Steiner).

Si la vocation d’Adam était d’appeler les choses par leur nom, c’est que les paroles comptent. En parlant, on peut faire advenir le monde que Dieu veut. Des mots, habillant ou embellissant une pensée, peuvent bénir, révéler. D’autres peuvent tromper, hypnotiser, écraser. La parole peut se changer en flèche, « Une épée à deux tranchants » disait l’apôtre Paul.

Oui, le christianisme sait la force opératoire des mots, en particulier dans son système sacramentel. Les paroles que nous prononçons relèvent d’une responsabilité éthique.


La nouvelle évangélisation qu’appelle de ses vœux le pape Jean-Paul II nous convie à une nouvelle pastorale de l’intelligence.

« Consacre-les dans la Vérité. Ta parole est Vérité »

Ces paroles de Jésus rapportées par l’évangile de Jean (chap.17) enjoignent le christianisme de porter le témoignage d’une Vérité qui consacre, et qui sanctifie l’acte de penser… Une Vérité qui nous dépasse car elle nous est antérieure. Nous sommes tentés de la maîtriser ou de la posséder, de l’enfermer dans nos concepts, alors que c’est elle qui nous sonde. (la Bible n’est pas un livre que nous lisons mais c’est elle qui nous lit)

« Marie retenait tous ces événements dans son cœur »

L’Evangile dès le début, associe la pensée à l’accueil de la Vérité. Une Vérité faite chair et qui se donne. En effet, les vérités suprêmes manquent souvent d’arguments. Elles sont de l’ordre du mystère. Elles ne savent que se donner. Elles ne savent pas plaider leur cause. L’ultime interrogation de Pilate au sortir du prétoire, qui est aussi la dernière interrogation du paganisme, « Qu’est-ce que la Vérité ? » a bien laissé Jésus sans réponse. Mais en se donnant, ces Vérités sont fécondes. La Vérité est génitrice. Elle enfante à l’amour et à la vie.

« Je crois afin de comprendre » disait St Anselme. Il n’y a aucune opposition, aucun antagonisme entre la foi et la raison. La foi dans ses énoncés dogmatiques ne veut jamais dire endoctrinement ou crédulité. « Si vous cessiez de croire en Dieu », disait Chesterton, « ce n’est pas que vous croiriez en rien, mais que vous croiriez en n’importe quoi ». Les ravages actuels de l’occultisme, de la magie, le culte de l’irrationnel… témoignent d’une intelligence qui, en cessant de croire, s’arrête de penser. Réciproquement, elle offre à la foi des raisons légitimes de croire. Elle fait de la foi un acte de raison sans se laisser enfermer par celle-ci.

L’intelligence appelle une transcendance et une intériorité, non pour limiter sa recherche, mais stimuler son activité, et ne pas se satisfaire de réponses trop étroites. Elle peut alors poursuivre et élargir sans cesse son questionnement. Vous êtes à des titres divers appelés à entrer à la suite de Jean Paul II dans ces perspectives fortes, généreuses, rédemptrices dont notre monde a besoin. Vous êtes invités à honorer la raison quand elle se rapporte à la Sagesse éternelle qui la fonde. Et en définitive, à entrer dans une dimension eucharistique de l’intelligence : à offrir votre pensée à Celui qui révèle la Vérité puisque cette Vérité lui a donné son nom. « Je suis la Vérité », nous dit le Christ.

+ Dominique Rey
IPC (Paris)
7 octobre 2002

 


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