St Joseph : Conférence du 20 mars 2022 à Cotignac

Avec saint Joseph, revenir à la source

Joseph, passeur d’espérance

Nous avons deux manières de communiquer, dont l’une s’appelle la parole, et l’autre s’appelle le regard. Dans l’Évangile, Joseph se tait. Il reste coi et interdit face au Verbe de Dieu, la Parole éternelle de Dieu faite chair de notre chair, qu’il contemple en Jésus, son fils adoptif. « Celui qui se nourrit du silence de Dieu finit par comprendre à quelle profondeur on peut écouter », disait Maurice Zundel. Ce jeûne de Joseph qui ne dit mot, nous invite à nous intéresser à son regard. Joseph ne parle pas, il regarde.

Il est des regards qui toisent, d’autres qui jugent, d’autres encore qui envient, qui comparent… Il est même des regards qu’on décoche comme des flèches et qui tuent. Quel est le regard que Joseph pose sur lui-même, sur la vie, sur le monde, sur Marie et Jésus dont il est le protecteur ? C’est un regard de foi. Car la foi n’est pas aveugle. Elle commence par les yeux qui s’entrouvrent à lumière, comme le dira Jésus à l’adresse de Marthe, la sœur de Lazare. « Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ! » « Il vit et il crut », rapporte l’Évangile de Jean à propos du disciple bien-aimé qui découvre le tombeau vide.

Le regard de Joseph considère la Providence divine qui est le croisement entre l’attente de Dieu et nos propres disponibilités. Quelle est la Providence de Dieu à son égard ? C’est sa propre élection comme l’époux de la Vierge, comme père nourricier du Messie Sauveur ; ce sont les chemins tortueux qu’il dût emprunter et qui défiaient sa raison raisonneuse (fuir précipitamment en Égypte, pour en revenir, alerté en songe). « Dieu écrit droit à partir des lignes courbes et incertaines », dit le proverbe.

Le regard de Joseph a appris peu à peu à considérer les personnes et les événements à partir de ce que Dieu veut, en eux et à travers eux, accomplir. Son regard est devenu excentré, théologal pour ne pas rester à ce que le monde appréhende à partir de ses seules lunettes. En tournant les yeux vers son enfant, Joseph a regardé le monde avec les yeux de Jésus, ces yeux qui perçoivent le secret du Royaume et la profondeur des êtres. Car ce qui se passe dans le monde, ne relève pas d’abord du monde, mais de Dieu qui s’est révélé à lui, sous les traits désarmés et désarmants d’un nourrisson fragile et innocent.

A contrario de « ceux qui vont vers la lumière, non pas pour mieux voir, mais pour mieux briller » (Nietzsche), le regard contemplatif de Joseph est chaste. Joseph laisse la clarté du Christ précéder sa route, traverser sa propre existence. Sa discipline quotidienne sera alors de regarder le monde du point de vue de Jésus, avec l’amour de Jésus. Le philosophe Lavelle définissait l’amour comme « l’attention pure à l’existence d’autrui ».

Le regard de Joseph est libre de toute compromission et sans retour sur soi. Il s’affranchit des modes et de la fascination mondaine. Son regard considère, dans l’ordinaire du temps, l’action à la fois souterraine et extraordinaire de l’Esprit.

Combien ce regard attentionné, modeste, nous est-il utile, précieux, aujourd’hui dans une société du spectacle qui flotte dans le narcissisme, et qui, en perdant la vision de toute transcendance, se repaît et se replie dans le culte de l’ego.

 

Joseph est un contemplatif mais il est aussi un marcheur, un pèlerin. La foi passe par les yeux ; elle passe aussi par les pieds. Le chemin de Dieu se découvre en cheminant à sa suite. Joseph fuit précipitamment en Égypte avec la Sainte Famille. Il revient ensuite en Israël sur l’injonction de l’ange Gabriel ; puis il remonte à Bethléem pour se faire recenser. Le voilà, encore sur la route de Jérusalem pour la présentation au Temple de Jésus au moment de sa circoncision. Il y reviendra à l’occasion du recouvrement.

Cette itinérance continuelle inscrit Joseph dans le sillage de tous ces pèlerins qui ont marqué l’histoire du Salut, depuis l’exil d’Adam jeté hors du jardin d’Eden jusqu’à Abraham qui quitte son pays et sa parenté en direction d’une terre inconnue, jusqu’à Moïse qui conduit 40 années le peuple hébreu en exode dans le désert. Ce pèlerinage de Joseph, gardien de la Sainte Famille, est aussi prototype et emblématique de notre route, de la route de l’Église avec le Seigneur et vers le Seigneur, cette route qui est également notre montée vers la Jérusalem céleste.

Péleriner, c’est s’appuyer sur des sols qui ne seront que de passage pour sans cesse les dépasser, puisqu’ils ne sont que des tremplins, des pistes d’envol, et non pas des demeures. Poser le pied partout, en ne se reposant nulle part. Je pense à cet épisode de la Transfiguration où Pierre voulait fixer à jamais la présence de Jésus apparu en gloire : « Dressons ici trois tentes », suggèrera-t-il à Jésus. Les Évangiles notent alors sèchement : « Il ne savait pas ce qu’il disait » (Lc 9, 33).

La foi trace un mouvement. Elle se pervertit dès qu’elle s’arrête, dès qu’elle se replie, telle la rivière qui devient marécage dès qu’elle stagne. Le drame de toute idolâtrie tient à cette erreur de figer la présence de Dieu pour échapper à l’incertitude du lendemain et à la tension vers l’avant de soi à laquelle la vie nous invite. Notre tentation sera alors de fixer, de capturer l’image de Dieu dans des objets sacrés, des impressions subjectives ; comme les Hébreux au désert qui voulaient représenter Dieu, dont ils ne voyaient pas le visage, par un veau d’or, un animal domestique que l’on peut conduire à sa guise. Joseph nous enseigne que l’on ne peut rejoindre Dieu que dans le mouvement par lequel il se donne ; par lequel il nous entraîne ailleurs, toujours plus loin. La Bible de Chouraqui traduit les « Béatitudes » par : « en marche ».

Pour être vivant, l’homme a besoin du pèlerin qui est en lui. Il doit toujours advenir, consentir à des déplacements intérieurs. « La foi est la disposition à se laisser transformer » disait le Pape François. Il doit se mettre en route, laisser derrière lui ce qui lui est familier et acquis. Sinon il s’engourdit intérieurement. Non, on ne possède pas Dieu. Mais on va sans cesse à sa rencontre. Ma vocation est toujours devant moi.

Joseph est un être de foi, mais aussi d’espérance qui le met en mouvement.

Pour Joseph, l’espérance s’incarne dans cet enfant qui lui a été confié. Péguy reprendra cette image de l’espérance sous les traits de cette petite fille qui tire en avant ses deux autres sœurs, les vertus de foi et de charité. Comme un enfant, l’espérance est un mélange de liberté, d’humilité, de confiance.

Joseph en contemplant Marie en grossesse (par l’action de l’Esprit-Saint), comprend que l’espérance procède d’une projection en avant de soi à partir de ses idéaux ou de ses fantasmes, mais participe d’un enfantement, d’une germination cachée de la grâce à l’intérieur de soi, à l’intérieur du monde. Expression que la lettre aux Romains reprendra en ces termes : « le monde est dans les douleurs de l’enfantement » (Rm 8, 22).

La transformation du monde requiert l’accouchement de chacun de nous par la grâce divine, à l’avènement du Règne de Dieu.

Crises écologique, identitaire, culturelle, économique, sanitaire, guerres : le monde que nous connaissons semble de plus en plus confronté à ses propres limites. Chacun d’entre nous, à la fois malade et médecin, tente d’ausculter « ce grand cadavre mort du monde moderne », selon le mot de Péguy, qui lutte pour effectuer sa mue. Notre diagnostic pourrait virer au catastrophisme, aidé des prophètes modernes du déclin, qui prospèrent sur les plateaux télévisés en nous convainquant que le monde collapse inexorablement.

Considérant l’état du monde aujourd’hui, la tentation se profile de nous déporter au désespoir, à la paralysie, à « l’à quoi bon »…, ou alors de nous rapatrier vers le court terme, vers un activisme terrestre qui se cantonnerait à proposer de simples mesures techniques et sociales. Face à la morosité tout peut nous paraître sans espoir.[1] Le monde s’écroule et Dieu semble absent ! Que doit faire le chrétien ? Il ne peut fuir le monde où Dieu l’a placé comme gardien ; s’en échapper en s’illusionnant ? Comment faire l’impasse de son incarnation dans ce monde qui constitue son cadre de vie, son écosystème, son socle et en même temps sa limite ? Nous voilà situés, hic et nunc, ici et maintenant, positionnés là où tout paraît s’effondrer. Comment se placer en tant que chrétiens, entre d’une part la cohorte des nihilistes et les désespérés qui n’attendent rien de l’avenir et d’autre part le camp des messianismes terrestres qui cultivent l’idée de progrès en promettant un monde meilleur pour demain ? Notre monde se dirige-t-il vers le néant ? Ou vers le meilleur des mondes ? Et si l’effondrement du monde pouvait dévoiler l’actualité et la pertinence de l’espérance chrétienne ?

Depuis deux mille ans, l’Église a survécu aux pseudo-devins, aux prophètes de la fin du christianisme ou de sa sortie vers d’autres religions, et aux idéologues qui voulaient l’éradiquer (nazisme, communisme, athéisme). L’Église a traversé les tourments de l’histoire, subsisté à ses divisions internes et, malgré l’infidélité de ses membres à l’Évangile, elle continue de porter le message du Christ aux nouvelles générations. Elle est l’avenir de l’humanité. Le christianisme est devant nous car la foi demeure l’inconscient innommé de nos sociétés occidentales qui sont redevables de ses racines.

De notre monde post-chrétien monte, sans que nous ne l’osions toujours l’entendre, un immense besoin de christianisme, un christianisme attestataire et confessant.

L’Église porte une dimension prophétique vis à vis des défaites du monde qui s’exonère de Dieu. Sa mission est de réveiller les cœurs et les consciences, contrairement au divin, le prophète ne croit pas au destin inéluctable mais à une difficile liberté à reconquérir sans cesse sur nos idoles. L’Église assume une posture de résistance face à toutes les dictatures morales, médiatiques ou étatiques qui se fondent souvent sur des peurs, des résignations ou l’absence de consentement. L’Eglise appelle aussi à une promesse. Alors que la collapsologie nous engage vers un futur incertain en raison de son fatalisme, la foi nous confirme dans une espérance réelle qui a Dieu pour horizon.

 

« Pour n’espérer qu’en Dieu, il faut avoir désespéré de tout ce qui n’est pas Dieu » écrit Gustave Thibon dans L’échelle de Jacob. Et si finalement, ces théories de l’effondrement du monde, qui nous conduisent à désespérer de tout ce qui est humain et naturel, nous amenaient à ne fonder notre espérance qu’en Dieu seul ? « L’espérance ne va pas de soi » écrivait Péguy. Désespérer est une pente facile. D’autant plus que le Christ ne nous a présenté aucun calendrier ni échéance (Mt. 24,36).

 

Telle est la grande différence entre l’espérance et l’espoir. La vertu d’espérance nous tend dans l’avenir vers un Bien suprême que Dieu nous a promis. Elle nous certifie que Dieu nous donne aujourd’hui sa grâce, ses biens et les moyens de L’atteindre. Aujourd’hui, et non demain. L’espoir, lui, ne fait qu’attendre.

 

L’espérance ne consiste pas en une attente passive et indéfinie. Moteur de la vie spirituelle, elle pousse les hommes à agir, chacun à son échelle (personnelle, familiale et politique), pour préserver le monde, lui annoncer l’Évangile et le transformer en vue de l’avènement du Royaume.

Dieu se fait ainsi dépendant de la réponse des hommes et Il les associe étape par étape à son œuvre de salut. Dieu procède avec l’homme par alliance. Il s’agit d’une alliance d’amour, c’est-à-dire qui repose sur le libre don de soi sans contrainte. Dieu ne veut pas nous sauver sans nous, Il veut nous associer à son œuvre de rédemption, mais sans nous y forcer. Dieu, au milieu au chaos du monde, nous sollicite sans nous contraindre. L’effondrement du monde nous oblige à la sainteté dont le point de depart est un “oui” sans restriction, sans retour en arrière et sans délai à l’appel du Seigneur.

 

+ Dominique Rey
Cotignac, le 20 mars 2022

 

 

[1]         – Comme le dit Percy, un personnage du Maître de la terre, qui compte parmi les derniers prêtres résistants dans ce roman apocalyptique : « Il songeait que, en vérité, les faits extérieurs étaient étrangement forts contre la vieille foi, à l’heure présente ». Les faits extérieurs, c’est ce constat d’effondrement que nous avons fait. Il continue : « Et lui-même, qu’avait-il à dire à tout cela ? Il n’avait à y répondre qu’en attestant un Dieu qui se cachait et un Sauveur qui tardait à venir, un Consolateur qui, depuis longtemps, avait cessé de se faire entendre dans le vent et de se faire voir dans la flamme ! »

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