Sainte Marie-Madeleine à la Sainte-Baume
Le Pape Boniface VIII, par la bulle Desideratis tuis du 7 avril 1295, a établi une communauté de l’Ordre des Prêcheurs à la Sainte-Baume et lui en a confié la garde ainsi que la responsabilité apostolique et l’accueil des pèlerins. Après les spoliations, destructions et interdictions révolutionnaires, l’Ordre des Prêcheurs a été rétabli dans tous ses droits et missions antérieurs par Mgr Jordany, évêque de Fréjus (lettre du 16 juillet 1867).
Après plusieurs années d’interruption en raison de travaux de restauration de la grotte et de ses abords, ce haut lieu spirituel de Provence, rouvre ses portes. Une nouvelle communauté dominicaine s’installe pour assurer l’accueil et l’animation.
Nous sommes ici dans un lieu historique et mythique.
Marie-Madeleine y a-t-elle vécu ? Peu importe, comme le disait le père Veyssière : « elle y est ». Et nous, nous sommes avec elle.
Mais, qu’à-t-elle encore à nous dire à 20 siècles de distance. Permettez-moi de souligner l’actualité de son message. Message de conversion, de compassion, d’évangélisation.
- De conversion, car notre monde est en attente d’un retournement spirituel. Il est en attente du Christ,
- De compassion, car notre monde est blessé,
- D’évangélisation, puisque nous sommes les témoins d’une Parole de vie et de salut qui, ayant saisi nos existences, les mobilise pour la Mission de l’Eglise.
Il est trois lieux où le message de Marie-Madeleine retentit d’une manière particulière. Trois lieux de combat et d’incertitude.
1er lieu : la liberté
Notre société entretient avec la notion de liberté une relation paradoxale.
On exalte l’autonomie et l’indépendance de chacun (A chacun, sa religion, sa morale, à chacun sa vie), jusqu’à instaurer un « nouvel ordre libertaire », selon les sociologues : on doit pouvoir tout faire sans restriction (à condition d’en avoir les moyens financiers). Cette liberté là a un prix. On suspecte toute forme d’autorité !
Le surf, le skate, le roller, le zapping, le nomadisme, la multiplication des morales, sont des pratiques sociales ou des techniques qui symbolisent cette volonté de glisser sur le réel, de contourner ses aspérités, d’échapper à toute contrainte, mais corrélativement, cette liberté-là est purement formelle, virtuelle, parce que sans contenu, sans canevas, sans projet.
Etre libre, c’est-à-dire disposer de soi ! Oui, mais pour aller où ? pour quoi faire ? Liberté errante qui gaspille à l’envie ses instants de plaisirs et ses expériences sans lendemain.
Une liberté servile, facilement apportée par l’instinct, manipulable à souhait, otage des conformismes et des prêts à) penser, par ce qu’elle est privée de points de repères, sans carte routière et sans boussole.
Marie-Madeleine a été libérée par le Christ des 7 démons : 7 marque le symbole de la plénitude et de l’emprise du Mal auquel elle était soumise.
Le Christ a investi sa liberté et elle s’est attachée à lui. La liberté a été gagnée par un amour qu’elle n’avait jamais connu jusque là. Elle est libre et en même temps fermement attachée à Jésus.
Puisse Marie-Madeleine aider nos contemporains à croire à et vivre cette parole de Jésus « La Vérité vous rendra libre ». La vraie liberté est notre capacité à nous engager à sa suite.
2ème lieu : la gestion du temps
Nous nous trouvons dans un contexte où :
- Le temps s’accélère. Les évolutions techniques et scientifiques rétrécissent les espaces et accélèrent le temps. On a tellement de mal à être à jour de ces évolutions. Par exemple, les enfants donnent aux adultes des leçons d’informatique sur les jeux-vidéo ou internet. L’homme perd vite la maîtrise du temps.
- De plus, le temps est déshumanisé : nous ne nous trouvons plus dans une société rurale où le temps était régi par la nature : le rythme des jours et des saisons. Dans nos sociétés de plus en plus artificielles, le temps biologique, le temps de l’homme est soumis au dictat de l’horloge, au temps chronologique. Le premier réflexe du matin, c’est de regarder sa montre !
- Et puis, le temps de chaque humain est grevé par une barrière infranchissable : la mort ; Il est suspendu à une échéance irrémédiable. C’est le mythe de Chronos dévorant ses enfants : le temps nous engendre et nous fait périr.
On essaie alors de se consoler ou de se prémunir de cette fuite inexorable du temps par diverses attitudes ou artifices :
- En éternisant chaque instant,
- En essayant de maîtriser l’avenir par les devins, gourous, pseudo prophètes, etc….
- En précipitant la chute du temps par des attitudes suicidaires, mortifères, destructives, névrotiques, compulsives,
- En regardant de manière nostalgique le passé (« Hier, c’était toujours mieux »). Civilisation des musées et des regrets. On se complait dans la nostalgie.
Marie-Madeleine, si l’on regarde de plus près dans les Ecritures, a une extraordinaire pédagogie du temps.
- Son temps est habité par la présence de Jésus depuis le jour où elle l’a rencontré. Ce n’est pas un temps mort, creux, mais un temps de croissance où elle « apprend le Christ » en marchant sur ses pas. Temps de fidélité, de la persévérance, de la confiance, en franchissant avec le Christ toutes les étapes de son ministère dans un attachement indéfectible.
- Marie-Madeleine est présente à chaque instant de la vie du Christ et plus particulièrement les Evangiles notent sa présence au Golgotha et au jour de son ensevelissement. Marie-Madeleine vit l’instant présent de ces événements avec toute leur densité. « Qui a l’instant présent, a Dieu » disait Thérèse d’Avila. Marie-Madeleine recueille goutte à goutte chaque geste et chaque parole du « Bien Aimé, Celui que son cœur aime ».
- Plus particulièrement, face à la mort du Christ, elle mesure l’achèvement du temps et la perte qu’il implique. N’était-ce pas dans le pressentiment de cette perte qu’une certaine tradition assimile Marie-Madeleine à Marie de Béthanie qui verse un parfum de grand prix sur la tête de Jésus, en signe de son ensevelissement.
Marie-Madeleine devra faire un triple deuil de Jésus :
- A la croix, de l’achèvement de son existence terrestre, de son départ,
- A la déposition en terre : de sa perte,
- Au matin de Pâque : de son absence.
En ce même temps, et c’est pour cela qu’elle revient tôt le matin, guidée par une intuition toute féminine, par l’inspiration de son cœur, elle sait que la mort n’est pas le dernier mot de l’histoire.
Le Christ ouvre une brèche dans cette finitude du temps. Il fait entrer dans l’éternité. Le temps n’est plus un compte à rebours. Il nous prépare à la vie sans fin.
A la suite de Marie-Madeleine puissions-nous évangéliser notre manière de vivre le temps, dans son rapport à Dieu, au réel, à nous-mêmes. Un temps qui est mémoire, présence, espérance.
3ème lieu : le corps
Dans notre civilisation, le corps est devenu un objet :
- De séduction et de convoitise qui est exhibé,
- De promotion commerciale, de publicité et de commerce
- De manipulation (une boîte à outils : transplantation d’organes, manipulations génétiques) ;
- D’un côté adulé, et de l’autre méprisé quand il est fripé, usé, déjà habité par la proximité de la mort. Quand il ne correspond plus aux canons de beauté, à l’utopie de l’éternelle jeunesse.
Au matin de Pâque, Marie-Madeleine (comme plus tard Thomas, l’incrédule) découvrira un corps glorifié. Elle aura bien du mal à la reconnaître. Celui qu’elle prend pour le jardinier devra l’appeler par son nom pour qu’elle l’identifie.
Ce qu’elle découvre, c’est un corps qui a transité par la mort et qui en garde les cicatrices. Les blessures sont devenues stigmates. Elles ont été traversées par l’Amour.
Tant de nos contemporains voudraient un corps éternellement intègre. Un corps indemne, préservé et qui n’a pas servi. Un corps sans histoire.
Je pense à cette réflexion d’un jeune enfant qui discutait avec sa grand mère « Grand mère, j’aime bien tes rides. Elles sont dans le bon sens ». Cette dame d’âge respectable avait effectivement de bonnes rides, circonférentielles, les rides d’un visage habitué à sourire et à montrer de la tendresse.
Le cinéaste Kall Dreyer qu’on appelait le liturge des visages, disait que « chaque visage est un continent qu’on n’a jamais fini d’explorer ».
Ce corps dénudé et crucifié qu’elle est venu tôt matin parfumer.
Ce corps transfiguré, qu’elle voudrait saisir et retenir dans son élan vers le Père et comme contenir, ne lui appartient par car il est à l’Eglise.
C’est ce sens du corps que Marie-Madeleine nous enseigne aujourd’hui. Le corps qui est révélation de la personne, de son intériorité, de son mystère. Ce corps fait pour le don de soi. Ce corps fait pour la gloire depuis que le Fils, fait chair est ressuscité.
Chers frères prêcheurs, en retrouvant la garde du sanctuaire, puissiez-vous être les témoins et les garants de la pérennité et de l’actualité de ce message de Marie-Madeleine (dont je viens trop rapidement d’esquisser quelques traits).
Il y a deux manières d’aller au Christ :
- Une manière masculine, celle de Pierre, faite de détermination, d’engagement volontaire et résolu. « On retrousse les manches ». Mais nous en découvrons les limites. Au pied de la croix, il ne s’agit plus de faire, mais de se laisser faire. Cette manière masculine est marquée par le reniement, la trahison et l’abandon.
- Il y a une manière féminine de suivre le Christ. Plus intuitive, plus perspicace, plus disponible, plus en creux parce que plus intérieure :
- Celle de Marie, la Mère de Jésus, terre d’accueil de la grâce,
- Celle des saintes femmes,
- Celle de Marie-Madeleine. Marie-Madeleine a le visage du désir et Jésus a allumé un feu dans son cœur. Elle est la femme du petit matin et du juste pressentiment. L’apôtre des apôtres.
A travers l’accueil, l’écoute, la liturgie, la prédication et le témoignage évangélique de votre charité fraternelle, à l’école de saint Dominique, votre mission sera donc d’exalter la beauté, la bonté et la vérité du message du Dieu de toute miséricorde que Marie-Madeleine ne cesse depuis 2000 ans de désigner, elle, par qui, comme le chante avec fierté un cantique local, Jésus est né en Provence.
+ Dominique Rey
Evêque de Fréjus-Toulon